LA RITOURNELLE DU MOTIF
Jean-Charles Vergne
Vergne, Jean-Charles, 'David Claerbout', Clermont-Ferrand: FRAC Auvergne, 2015, ill. (exh.cat.)
« Le cinéma, ce n’est pas une reproduction de la réalité, c’est un oubli de la réalité. Mais si on enregistre cet oubli, on peut alors se souvenir et peut-être parvenir au réel. C’est Blanchot qui a dit : "Ce beau souvenir qu’est l’oubli." »
Jean-Luc Godard1
Un ange passe
Ma découverte de l’œuvre de David Claerbout a eu lieu en 2003 grâce au peintre Luc Tuymans, auquel j’avais rendu visite à Anvers pour la préparation de son exposition personnelle au FRAC Auvergne. Nous avions visité ensemble l’exposition collective « Once upon a time… », organisée au MUHKA, où était présenté le film de David Claerbout, Angel, réalisé en 1997. Je me souviens avoir été fasciné par sa beauté, par sa durée si paradoxale – dix minutes en boucle desquelles émanait une sensation d’éternité – et, plus spontanément sans doute, par la façon dont une technologie manifestement complexe et très maîtrisée se trouvait employée de manière presque invisible pour produire ce petit dispositif filmique intimiste. Le film muet, noir et blanc, consistait en une image animée de taille réduite projetée à même le mur. Il s’agissait d’un plan fixe cadrant un ange de pierre ornant une tombe, tenant dans une main une rose. Image figée en apparence mais qui, après un laps de temps, révélait sa beauté simple : la rose était mue par une brise infime, le ventre et les épaules de l’ange se soulevaient ostensiblement et, plus encore, c’est l’ensemble de son corps parcouru d’une onde subtile qui, lentement, témoignait d’un souffle qui habitait la statue. Il vivait, imperceptiblement. Le titre de l’exposition annonçait « Il était une fois… », mais de quoi était-il une fois dans le cas de cette image d’archives noir et blanc que l’artiste avait animée pixel par pixel, la plaçant à l’exacte frontière qui sépare la photographie du cinéma ? De quelle histoire s’agissait-il, sinon de celle – assez romantique – que je me fabriquais en tant que spectateur absorbé, presque hypnotisé par le rectangle lumineux d’Angel?
Angel avait fait surgir deux souvenirs. Le premier concernait la peinture d’Édouard Manet, Le Christ mort et les anges (1864), scandaleuse par ses détails troublants, sa plaie peinte du mauvais côté, les yeux mi-clos à la fois morts et extatiques, etc. L’analogie de l’ange avec le Christ m’était sans doute apparue en raison de la position semblable des jambes, de la manière dont leurs bras droits reposent, de l’étrange similitude entre le visage de l’ange situé à gauche sur le tableau de Manet avec celui du film et, plus confusément, des plis de l’abdomen et de la structure très comparable des deux torses. Ce souvenir et la comparaison spontanée qu’il avait générée provenaient aussi sans doute de l’ambiguïté identique qui habitait l’ange de David Claerbout et le Christ de Manet, de l’étrange vibration qui les plaçait dans un état intermédiaire entre exténuation et éveil eschatologique. Je ne pouvais m’empêcher d’établir un lien entre la peinture de Manet et Angel, et ce lien perdure – avec Manet, avec la peinture en général – pour des raisons dont il sera question plus loin.
Le second souvenir se rapportait à une anecdote racontée par le réalisateur américain David Lynch, datant de l’époque où il étudiait à la Pennsylvania Academy of Fine Arts de Philadelphie, alors qu’il se destinait à devenir peintre : « J’avais peint un tableau – je ne me souviens plus lequel – mais c’était un tableau presque totalement noir. Il y avait une figure, juste au centre de la toile. Je regarde cette figure, j’entends un bruit de vent et je vois une sorte de mouvement. Et j’ai eu l’espoir que le tableau soit vraiment capable de bouger, rien qu’un petit peu. Et voilà. […] Je ne savais rien sur le cinéma ou la photo. Je croyais qu’une caméra 16mm était une marque de caméra ! 2» Ces trois éléments déterminants – peinture, mouvement et son – le conduisent à réaliser son premier court- métrage en 1967, Six Men Getting Sick, en filmant image par image la réalisation d’une peinture. C’est dans le fantasme d’une peinture capable d’un mouvement, lui-même issu d’un phénomène acoustique, qu’est née accidentellement la vocation cinématographique de David Lynch qui, malgré tout, n’a jamais cessé de peindre et dont la création lithographique est également intense depuis 2007. David Claerbout, ce n’est pas anodin, a d’abord été peintre et lithographe avant de bâtir l’œuvre que l’on connaît. Récemment, j’ai découvert que David Claerbout avait réalisé en 2001 un film, Study for a portrait (Violetta), très proche de l’anecdote rapportée par David Lynch. D’une durée de seize secondes en boucle, il montre le visage d’une femme cadré en plan serré dont la chevelure est parcourue d’une légère brise produite par un ventilateur. Dans la salle noire qui accueille la projection, un ventilateur dissimulé envoie sur le spectateur le même souffle, créant un trouble tout à fait comparable à celui que décrit David Lynch. Voyant Angel, j’avais eu une impression semblable, doutant des mouvements infimes que j’avais cru déceler, troublé par la possibilité que la respiration de l’ange n’ait été que le fruit d’une illusion. Quoi qu’il en soit, les souvenirs surgis devant Angel contenaient par une heureuse coïncidence les éléments qui depuis m’ont aidé à mieux comprendre l’œuvre de David Claerbout et m’en ont dévoilé les aspects les plus passionnants, des commencements de ses recherches jusqu’au film Travel, chef-d’œuvre réalisé en 2013.
Le temps de l’image
Travel clôt la période circonscrite par ce livre et par l’exposition qui lui est concomitante mais c’est depuis le milieu des années 1990 que David Claerbout utilise les langages croisés du cinéma et de la photographie pour réaliser des œuvres qui déjouent les principes de sujet et de narration et se situent, précisément, entre le cinéma et la photographie, entre le mouvement et l’immobilité, entre le flux des images et l’instantané figé. Ses œuvres se manifestent en premier lieu par l’importance qu’elles accordent au temps, et si l’on a parfois assimilé à tort sa création à un art conduit par la lenteur, c’est plutôt du point de vue de la durée qu’il faut envisager la manière dont ses créations sont élaborées. La durée s’y exprime selon un mode très comparable à l’anecdote qu’en donne Henri Bergson dans L’Évolution créatrice3 lorsqu’il explique que « si je veux me préparer un verre d’eau sucrée, j’ai beau faire, je dois attendre que le sucre fonde ». Ce qu’exprime, simplement, Bergson concerne la durée vécue intérieurement, différente du temps qui passe, distincte du temps mesurable scientifiquement. Il ajoute : « Car le temps que j’ai à attendre n’est plus ce temps mathématique qui s’appliquerait aussi bien le long de l’histoire entière du monde matériel, lors même qu’elle serait étalée tout d’un coup dans l’espace. Il coïncide avec mon impatience, c’est-à-dire avec une certaine portion de ma durée à moi, qui n’est pas allongeable ni rétrécissable à volonté. Ce n’est plus du pensé, c’est du vécu. Ce n’est plus une relation, c’est de l’absolu. » Dans les films de David Claerbout, la durée expérimentée par le spectateur est celle d’une intimité du temps. Cette intimité, où parfois des temps impossibles se rencontrent, est ce qui bâtit l’espace filmique : « Ici le temps devient espace », pour reprendre l’adresse de Gurnemanz à Parsifal dans l’opéra de Richard Wagner…
Hors de toute considération théorique et d’un point de vue purement empirique, pour se convaincre qu’il s’agit bien de durée plus que de lenteur, il faut s’intéresser aux œuvres photographiques que David Claerbout réalise sporadiquement, comme autant de ponctuations entre les dispositifs filmiques. Elles représentent des paysages la plupart du temps, mais pas uniquement (Geiser en 1999 et Orchestra en 2001 n’en sont pas). S’agissant d’images sombres enchâssées dans des boîtes lumineuses exposées dans une obscurité totale 4, elles ne se dévoilent qu’après une nécessaire accoutumance visuelle, après une certaine durée durant laquelle s’expérimente une révélation picturale lente. Cette révélation optique est autant dépendante des contraintes physiologiques de l’œil que de l’impatience ressentie face à des images qui ne se donnent pas immédiatement et semblent, littéralement, surgir de la nuit du temps. D’autres photographies, rétro-éclairées par un puissant projecteur de théâtre, produisent au contraire un aveuglement du spectateur qui, selon une accoutumance inverse, doit attendre que ses cellules oculaires soient à même de supporter une surexposition lumineuse intense pour voir l’image 5. Dans ces deux premiers cas, le temps d’accoutumance visuelle n’est pas un temps perdu, il est au contraire chargé d’une durée intime durant laquelle s’effectue un processus de projection mentale. D’une certaine façon, le temps physique de la révélation qui permet au motif d’être « fixé » par l’œil distille la durée intime au cours de laquelle le spectateur joue inconsciemment de l’image fantôme qui émerge. L’image est révélée intimement avant même son apparition, elle s’est déjà fabriquée dans l’imaginaire du regardeur avant même d’être perceptible. Elle a déjà été reformulée, transformée, fantasmée par celui qui ne l’a pas encore vue « clairement ». L’image se révèle selon un processus épiphanique qui n’est pas sans rappeler celui, merveilleux, de la révélation de l’image photographique développée dans le bain chimique sous une lumière inactinique. Une troisième catégorie de photographies joue sur un autre type de durée, en imposant l’image déceptive d’une action déjà advenue. Ainsi, dans les deux photographies réalisées en Auvergne en 2003, ce qui est donné à voir est le paysage vide d’après une rencontre, d’après le passage de randonneurs. Ce que nous voyons est un ça-a-été , pour reprendre l’expression de Roland Barthes, mais un ça-a-été d’avant la photographie elle-même qui n’est plus que la trace entropique d’un événement qui lui-même ne laisse aucune trace particulière. Seuls les titres permettent d’apporter la preuve que quelque chose s’est passé, à condition d’être suffisamment confiant pour accorder à ces titres valeur de preuve : August 6th, 2003. Paul and Gilles on a Hill. La Godivelle, Auvergne, France et August 4th, 2003 16.26h. Jeremy, Claire and Martine Davi Take a Walk Through the Vallée de Chaudefour, Auvergne, France. Nous ne verrons jamais les protagonistes, ne saurons rien ni des raisons pour lesquelles ils se trouvaient là, ni même s’ils se sont trouvés là un jour. La photographie joue ici comme retard volontaire, comme frustration provoquée à l’adresse d’un spectateur qui doit admettre qu’une photographie soit un peu plus qu’une image, qu’un film puisse être autre chose qu’une histoire en mouvement.
Extension du domaine de la peinture
Incontestablement, la durée est au cœur d’une pensée dont la manifestation la plus évidente consiste à parvenir à créer des œuvres postées à la lisière des genres photographique et cinématographique, très exactement entre les deux. Une littérature exhaustive et passionnante existe à ce sujet 6, littérature qui a su expliciter grâce aux boîtes à outils de la philosophie et de l’analyse filmique les enjeux temporels explorés de manière très cohérente au sein de ces dispositifs. Néanmoins, si la durée constitue la colonne vertébrale de l’œuvre de David Claerbout, elle n’en est pas l’unique finalité. Formé à la peinture et à la lithographie, il se situe dans la continuité d’une histoire de la peinture autant conduite par ses évolutions théoriques que par les apports technologiques successifs dont elle a bénéficié, de l’invention de la lentille optique à la révolution numérique 7. L’apparition des lentilles optiques au 15ème siècle est déterminante et les peintres qui se dotent de cet outil – secrètement le plus souvent – accèdent à une puissance de représentation inégalée jusqu’alors, à un réalisme époustouflant dans le modelé des visages, dans l’exactitude des enchevêtrements de motifs complexes (le lustre et le miroir des Époux Arnolfini de Jan van Eyck en 1434, la nappe, les deux globes, le luth, le crâne en anamorphose des Ambassadeurs d’Hans Holbein en 1533, etc.). L’utilisation de cette technologie s’effectue, aussi, avec toutes les erreurs générées par les outils qui la portent et ce sont d’ailleurs ces erreurs, parfois lisibles sur les œuvres, qui permettent de déceler l’emploi de lentilles ou de prismes : les minuscules flous chez Johannes Vermeer, la dilatation verticale du crâne peint par Francisco de Zurbarán dans son Saint François en prière en 1639 (probablement causée par une mauvaise adéquation entre l’inclinaison de sa toile et celle de sa lentille, faussant l’angle de vue du peintre), mais aussi le nombre impressionnant de gauchers subitement apparus dans la peinture qui témoignent de l’inversion en miroir des images, etc.8 David Claerbout a été peintre avant de faire des films et l’utilisation qu’il fait des technologies les plus poussées en matière de numérique obéit à une logique identique. La peinture est remplacée par le pixel et c’est un travail méticuleux, souvent titanesque, qui sous-tend la conception de ses œuvres dont le point de départ consiste souvent à utiliser des images d’archives de différentes époques, de les retravailler et de créer à partir de celles-ci des compositions filmiques.
Les premières œuvres vidéo, que je qualifierais de « formes brèves » comme il en existe dans le domaine de la composition musicale, étaient vouées à l’animation de documents d’archives, modifiés image par image, pixel par pixel (de Ruurlo, Bocurloscheweg, 1910 en 1997 à Four Persons Standing en 1999, en passant bien sûr par Angel en 1997) 9. Puis ses compositions filmiques accèdent rapidement à des niveaux de complexité élevés, que je qualifierais de « formes longues », toujours en reprenant l’analogie musicale. Ainsi, les cinq dispositifs créés à partir de centaines d’images aboutées comme des diaporamas 10 constituent l’extension des premières œuvres – les « formes courtes » – dès lors que les fondations conceptuelles et techniques ont été posées et qu’elles portent tout un potentiel de développement. Ces œuvres sont constituées d’une succession d’images entièrement fabriquées, conçues à partir de dizaines de milliers de photographies de leurs protagonistes réalisées sur fond bleu en studio, numérisées, modélisées et intégrées dans une scène choisie préalablement. Il s’agit techniquement d’une prouesse sidérante, d’autant plus sidérante qu’elle ne montre ni ses coutures ni n’affiche la moindre ostentation. Il faut, à ce stade, prendre note du fait qu’il n’y a chez David Claerbout aucune volonté d’atteindre une dimension spectaculaire ou mystificatrice malgré la complexité technique qu’il déploie dans ses œuvres : elles font en effet l’objet d’explications et de descriptions précises, toute la mécanique est systématiquement dévoilée par l’artiste dans les nombreuses notes qu’il donne dans la quasi totalité de ses publications et interventions.
Dès que les moyens informatiques disponibles ont été suffisamment puissants pour permettre des calculs complexes, cette technique a permis à l’artiste de développer une spatialisation de ses compositions totalement fascinante, laissant penser illusoirement que des centaines d’appareils photographiques aient été déclenchés au même instant en des centaines de points pour photographier la même scène. Si le sentiment se rapproche d’un cubisme poussé dans ses ultimes capacités technologiques, la réalité rejoint celle du cinéma et, notamment, de la technique du bullet-time mise au point par Andy et Lana Wachowski pour leur film Matrix en 1999. Et cette technique, qui consiste à disposer des dizaines d’appareils photographiques sur fond vert ou bleu pour simuler le mouvement d’une caméra autour d’un acteur immobile (la durée s’arrête, le mouvement spatial se poursuit), est elle-même un prolongement du principe cubiste des Demoiselles d’Avignon de Pablo Picasso, comme l’ont souligné les deux réalisateurs.
David Claerbout emploie le terme de « restauration » pour qualifier le travail qu’il effectue sur les images anciennes qu’il collecte et qui forment le matériau premier de ses œuvres 11. Ce terme importe et donne un indice essentiel pour comprendre les enjeux temporels qui prédisposent à leur création. Le verbe « restaurer » concerne autant l’informatique qu’il s’applique aux œuvres d’art. En peinture, une restauration est synonyme de réparation suite à une dégradation (de la couche picturale ou de ce qui la supporte) mais, par principe, une restauration doit toujours être décelable et réversible. La restauration d’une œuvre implique donc à la fois sa sauvegarde pour le futur et la possibilité de recouvrer un état initial si besoin. En informatique, restaurer un ordinateur revient à être en mesure de récupérer le système dans un état antérieur pour faire face à un dysfonctionnement. La restauration du système nécessite d’avoir créé préalablement un « point de restauration », véritable miroir que le système retrouvera comme s’il remontait le temps, à la nuance près que les enregistrements postérieurs au point de restauration seront conservés. En d’autres termes, la restauration d’un système informatique implique la préméditation d’un dysfonctionnement possible par la création d’un état de référence vers lequel l’utilisateur peut retourner ultérieurement : la restauration (dans le présent) permet d’atteindre un point de restauration (créé dans le passé) pour recouvrer un « passé augmenté » des évolutions apportées « entre-temps » au système… Ce mouvement temporel paradoxal est, à peu de choses près, celui qui parcourt les œuvres de David Claerbout. La durée n’y est pas inscrite sur une flèche temporelle qui irait du passé à l’avenir. Elle se comporte comme une recréation permanente du passé, fonctionnant ainsi peu ou prou comme la mémoire humaine qui n’est pas une sorte de disque dur aux capacités illimitées mais refabrique les souvenirs à l’envi. Sur ce point, il me semble que les neurosciences ont démontré ce que Samuel Beckett avait déjà décrit dans les années 1950 dans son minuscule roman L’Image. Le narrateur tente d’y reconstruire le souvenir d’une scène vécue à l’âge de seize ans ; cette scène se révèle progressivement, par bribes : des parcelles d’images se dévoilent non pas comme une photographie déchirée dont on recollerait les morceaux mais plutôt comme une scène lacunaire dont la reconstitution mémorielle s’effectuerait par éclairages successifs, selon des angles multiples, à des distances variables, dans une durée de remémoration destinée à recomposer un instant figé. Ce processus quasi archéologique de restauration du souvenir, tel que Samuel Beckett le reconstitue, est très semblable à la manière dont les images émergent dans les films de David Claerbout.
L’hypothèse du motif
En définitive, si la durée donne l’intonation dans les œuvres de David Claerbout, l’un des enjeux se trouve sans doute davantage dans la manière dont une image se crée, évolue, se compose, qu’elle soit partiellement issue de la réalité (de photographies d’archives) ou qu’elle soit entièrement artificielle, comme c’est le cas de la forêt de Travel, dont le moindre élément a été créé de toutes pièces. De ce point de vue, il est permis d’émettre l’hypothèse selon laquelle l’art de David Claerbout serait un exact prolongement de l’art de peindre, que dans cet art le motif jouerait un rôle essentiel comme pivot, point névralgique, force centripète ou centrifuge à la composition des images. La durée serait ce qui permet de régler la présence du motif, son apparition ou sa désintégration, son affleurement ou sa frontalité, sa présence au monde ou son vacillement entre des temps incompossibles, c’est-à-dire des temps contradictoires qui ne peuvent cohabiter mais que David Claerbout parvient à faire coexister grâce à la conjonction de la durée de ses films et de techniques cinématographiques et photographiques utilisées à contre-emploi. Dans ses œuvres, la durée est ce qui permet au motif d’advenir, aussi bien spatialement que dans sa relation au passé : une image ancienne est « restaurée », se charge autant en devenir qu’elle réécrit sa propre histoire, une image ancienne fraye avec des images du présent, et cette fusion opère en temps réel devant le spectateur.
Partant de cette hypothèse, on peut considérer que, dans les œuvres de David Claerbout, le motif est le dessein, mais qu’il est un dessein sans motif, c’est-à-dire sans volonté narrative. Il est intéressant de se souvenir que, jusqu’au 18ème siècle, dessein et dessin sont deux notions indifférenciées qui prennent des significations distinctes dans un siècle qui est aussi celui de la modernité naissante, au moment où la notion de vision connaît d’importants bouleversements. L’anglais design a conservé cette complémentarité du dessin et du projet. L’histoire de la peinture est autant une histoire de dessein que de dessin. Pour reprendre Edgar Degas, « le dessin n’est pas la forme, il est la manière de voir la forme » ; c’est absolument vrai dans les œuvres de David Claerbout dont les choix techniques et formels obéissent toujours à la volonté de développer la manière dont le motif est donné à voir, que ce soit dans ses contingences spatiales ou dans sa subordination à la durée (variations lumineuses et climatiques comme dans la peinture sur le motif, devenir fixe du motif comme dans la photographie, rencontre de temporalités incompatibles comme dans le montage cinématographique…). Ainsi, le dispositif magistral mis en œuvre pour Bordeaux Piece (2004) entretient une évidente analogie avec les Meules ou les Cathédrales de Claude Monet par l’importance très relative donnée au motif, au profit d’une quête, véritable sujet de ces œuvres, qui est la lumière en tant que révélateur, en tant qu’agent provocateur du monde. Le motif, dans les œuvres de David Claerbout, est pur de toute anecdote. La fiction affleure et se dissipe vite, on évite le récit, pour paraphraser la préface que Stéphane Mallarmé donnait à son Coup de Dés. Le postulat consiste donc à penser que l’œuvre de David Claerbout utilise des durées variables pour faire éclore le motif et tenter de parvenir à en déjouer l’inéluctable décomposition dans le temps. Je reprends un extrait de la préface écrite par Gérard Texier pour le livre d’Éric Suchère, Le Motif Albertine qui, depuis le territoire de la poésie, propose une belle analogie avec ce qui constitue le dessein de David Claerbout : « L’image parfaite ("une image totale, totale") serait une image fantôme, demeurée à l’état virtuel et "pure de toute anecdote". […] Le motif est sans cesse repris, reformulé, transformé, expérimenté par variations, répété par tuilage, tissage, entrelacs, imbrications. Ce qui se révèle étant encore la disparition […], il faut recomposer toujours ce qui se décompose.12 » Dans les films de David Claerbout, le motif est subordonné à de constantes déterritorialisations manifestées par une décomposition prismatique des images : on s’en approche, on s’y confronte, on en sort, on tourne autour, on le quitte, on y revient, il se donne à voir frontalement, il disparaît, il n’a jamais été là, il est en nous et nous sommes lui (comme c’est le cas, extrême, du voyage intérieur auquel nous convie Travel).
Ce qui suit constitue une tentative de taxinomie du motif dans l’œuvre de David Claerbout. Par souci de concision et de lisibilité, le propos se concentrera davantage sur les œuvres exposées au FRAC Auvergne, reproduites dans ce livre 13.
Ritournelle du motif
Frontalité du motif
Au départ, les choses sont simples en apparence, le motif est frontal et central : motif de l’arbre dans Boom (1996) et dans Ruurlo, Bocurloscheweg, 1910 (1997), motif de l’ange et de sa rose dans Angel, motif des arbres dans Kindergarten Antonio Sant’Elia, 1932 (1998)… Ces dispositifs, dont les vertus contemplatives sont très fortes, utilisent la durée comme révélation de l’image dans ce qu’elle a de plus vibratile, jouant de mouvements imperceptibles. Comme cela a été évoqué précédemment, ces œuvres peuvent être considérées – et cela n’a rien de dévalorisant, au contraire – comme des formes courtes. Il s’agit de fonder un langage et cette fondation est accaparée par la recherche d’une technique. Les grandes trajectoires adviendront par la suite mais, si l’on veut filer la métaphore musicale, l’œuvre de David Claerbout est vraiment comparable dans ses commencements au cheminement des inventeurs de formes, d’abord préoccupés par l’organisation du langage (comme ce fut le cas par exemple de Schoenberg, Berg ou Webern, dont les premières œuvres étaient des pièces courtes, centrées frontalement sur l’élaboration d’une syntaxe).
Fuite dans la multiplicité
Un premier infléchissement s’opère en 2000 avec le film Retrospection, réalisé à partir d’une photographie de classe prise dans les années 1930 : depuis la photographie figée d’un groupe d’élèves, la caméra (virtuelle) zoome alternativement sur une série de visages dont certains s’animent d’un sourire imperceptible. Si le motif demeure central (la photographie inanimée), il se fragmente et se démultiplie en une succession de motifs indépendants (les visages en gros plan des élèves), selon un mouvement arborescent. Le motif n’apparaît, dans sa démultiplication, que lorsqu’est abandonnée la fixité de l’image photographique et que s’active la dimension cinématographique du film. Ce que produit ce film n’est finalement pas éloigné de la manière dont nous regardons une peinture, dans son entièreté puis dans ses détails, un peu comme dans un tableau qui révélerait, dissimulé parmi les personnages dépeints, le visage du peintre qui nous regarde, comme dans L’Adoration des mages (1475) de Sandro Botticelli par exemple.
Falsification du motif
En 2001, Vietnam, 1967, near Duc Pho (reconstruction after Hiromishi Mine) montre l’explosion d’un avion américain abattu en plein vol durant la guerre du Vietnam : l’avion est une reprise fidèle, d’après la photographie d’origine prise en 1967 par Hiromishi Mine ; le paysage de l’arrière-plan a été quant à lui filmé en 2000 par David Claerbout sur le lieu exact de la prise de vue d’origine. L’avion est totalement immobile alors que le paysage change très lentement de lumière durant les trois minutes du film. Le motif central de l’avion, a priori évident, n’est que le leurre qui masque le véritable dessein de l’œuvre : la lumière, ses variations météorologiques, sa propagation. En cela, cette œuvre courte bâtit les fondations du film Bordeaux Piece créé trois ans plus tard, chef-d’œuvre conceptuel, aboutissement d’une pensée dont la subtilité et la complexité n’auront cessé de croître. Tourné dans une maison de la périphérie de Bordeaux conçue par l’architecte Rem Koolhaas, Bordeaux Piece met en scène une intrigue inspirée de celle du Mépris de Jean- Luc Godard. L’intrigue se décompose en sept plans de deux à trois minutes structurant un court-métrage d’une dizaine de minutes. Les répliques y sont suffisamment plates (citant non sans humour les fameuses répliques de Brigitte Bardot sur son physique) pour que le spectateur comprenne que la finalité du film ne réside pas dans son histoire. Le court- métrage a en réalité été tourné soixante-dix fois, à des heures différentes, de manière à ce que le film soit une répétition de la même histoire à des moments différents de la journée, de 5 h 30 le matin à 22 h le soir. David Claerbout explique : « Le tournage s’est déroulé entre la mi-juillet et la mi-août. On réalisait exactement le même plan toutes les dix minutes, dans les lumières successives d’une seule journée, en tout soixante-dix par jour. Ensuite j’ai monté ensemble toutes les scènes du récit tournées à 5 h 30, puis celles tournées dix minutes plus tard, etc. Au montage final, le scénario se déroule à soixante-dix reprises, de manière identique, et chaque fois dans une lumière constante : une lumière qui correspond à la même heure du jour mais prélevée des jours différents. Ainsi, avec Bordeaux Piece, je n’ai pas cherché du tout à étendre ou à relire le domaine de la fiction cinématographique. J’ai fait semblant de réaliser un court-métrage, une fiction et un montage, sur un fond structuré par la lumière. Ce "fond" passe progressivement au premier plan, et annule l’histoire, au contraire de ce qui se passe au cinéma. C’est la lumière qui organise tout. On peut s’intéresser au récit la première fois, peut-être la seconde, mais déjà il devient une sorte de canevas assez décevant, un motif rythmant le véritable enjeu de Bordeaux Piece, qui est de donner une forme à la durée au moyen de la lumière naturelle.14 »
Au final, Bordeaux Piece est un film de près de quatorze heures que personne ne peut voir dans son intégralité en raison de sa durée et du fait que son temps de projection soit calé sur l’heure réelle du lieu de projection : les séquences filmées à 7 h 30 du matin sont projetées à 7 h 30 du matin (visibles au FRAC Auvergne depuis une vitrine par les passants très matinaux), les séquences filmées à 21 h sont projetées en temps réel à 21 h… De plus, le spectateur qui visionne une partie du film durant les heures d’ouverture est confronté à une double impossibilité. S’il lui est impossible de tout voir, il lui est également impossible de tout entendre car la bande son est divisée en deux canaux de diffusion : le son ambiant du film est audible dans la salle alors que les dialogues ne le sont que dans des casques disposés sur les sièges. Quant au spectateur désireux de voir les parties matinales et nocturnes, visibles de l’extérieur en dehors des heures d’ouverture du lieu, il n’aura tout simplement pas accès au moindre élément sonore. Il en va donc ici d’une défaite, d’une perte de ce qui constitue le genre cinématographique et l’on comprend rapidement que l’intrigue déceptive de Bordeaux Piece n’a pour fonction que de révéler le véritable motif du dispositif créé par David Claerbout – la lumière – dont la fonction est exactement celle qu’elle pourrait avoir pour un artiste peignant en plein air, sur le motif. Bordeaux Piece, comme cela a été dit précédemment, entretient l’analogie avec les trente peintures de la série des Cathédrales de Rouen de Claude Monet, prenant de la même manière le motif comme prétexte, à la nuance près que s’il est matériellement possible d’imaginer voir toutes les peintures de Monet exposées côte-à-côte afin d’en comparer la lumière, il est impossible de faire de même avec le film de David Claerbout car il s’agit ici de cinéma, inclus dans une durée. Et, comme le dit l’un des protagonistes du film lors de la première scène, « c’est du cinéma, pas de la philosophie ».
Motif intermittent du spectacle
La dissimulation de l’homme sous les arcades de Man Under Arches (2000) que le spectateur ne peut qu’entrapercevoir fugitivement, l’apparition fugace du sans-abri couché sous les architectures bétonnées de The Stack (2002) à la faveur d’une position solaire subreptice, la course en temps réel du soleil insolant les vitrines d’une façade jusqu’à l’aveuglement dans Reflecting Sunset (2003), sont autant de motifs intermittents qui, à l’instar des photographies sombres montées sur caissons lumineux, jouent des relations contradictoires de l’ombre et de la lumière. Le spectacle est systématiquement déjoué. L’homme de Man Under Arches sort du champ aussitôt qu’un visiteur pénètre l’espace de l’œuvre, détecté par un capteur qui modifie le film en temps réel. Le sans-abri de The Stack n’apparaît, quelques courts instants, qu’au terme de plusieurs dizaines de minutes de modulations de la lumière solaire. Le reflet du soleil dans les vitres de Reflecting Sunset, ne crée rien sinon un point aveugle dans l’image, oculairement intenable.
Origine du motif
Le film Sections of a Happy Moment (2007), comme ses déclinaisons The Algiers’ Sections of a Happy Moment, Arena et The Quiet Shore, est une véritable « forme longue », qui exploite tout le potentiel des formes inventées par David Claerbout depuis les années 1990. Au milieu d’un ensemble d’immeubles, deux enfants jouent au ballon, entourés par quatre adultes. Autour de cette scène, d’autres personnages vaquent à leurs occupations, simples passants ou observateurs plus éloignés. Au total, onze personnes – d’origine asiatique – sont les protagonistes de ce vertigineux dispositif filmique résultant de la succession de quelques deux cents images noir et blanc qui défilent sur un fond musical joué au piano. Le spectateur assiste à la vision démultipliée de la même scène éclatée, dont toutes les images correspondent au même instant – le moment où le ballon lancé par l’un des enfants est à son point culminant – selon des points de vue tous différents. En plan éloigné, rapproché, en contre-plongée, en plongée, depuis l’architecture des immeubles, en vue aérienne, au ras du sol… la scène est dévoilée sous toutes ses facettes et à des distances toutes différentes, donnant l’impression, illusoire, que des centaines d’appareils photographiques ont été déclenchés au même moment pour capturer le climax de ce« moment heureux ». L’illusion est parfaite car l’artiste a pris grand soin de donner à ses images des angles de prises de vue parfaitement crédibles qui permettent d’imaginer des emplacements tout à fait plausibles pour les appareils. L’origine de cette œuvre est une photographie ancienne d’un ensemble immobilier construit en Belgique dans les années 1960 par l’architecte Renaat Braem. Après avoir localisé le lieu, s’être rendu sur place pour y prendre des centaines de photographies, David Claerbout a « restauré » les images avec un logiciel de retouche numérique. À cette image initiale s’ajoutent d’autres images d’archives qui vont dessiner les contours de la scène finale. Onze personnes sont choisies, photographiées en studio sur fond bleu à l’aide d’une quinzaine d’appareils. Au total, plus de 50 000 clichés sont pris afin de pouvoir permettre la modélisation en trois dimensions de chacun des futurs protagonistes.
Sections of a Happy Moment est donc un dispositif où rien n’est réel, mais où tout est réel : la scène n’a jamais eu lieu, les personnages ne s’y sont jamais trouvés, et pourtant le lieu comme les personnages qui l’occupent existent bel et bien, mais dans des temps et des espaces différents. Si le spectateur peut s’interroger sur la dimension sociale, l’origine ethnique des personnages, l’espace architectural du lieu, la sensation de contrôle autoritaire exercé par la multiplicité des points de vue, il faut garder à l’esprit que les œuvres de David Claerbout n’emploient jamais leur sujet comme finalité narrative. La fiction affleure et se dissipe vite, soumise à la surabondance des images et au trouble généré par le mouvement induit par les points de vue dans un film sans mouvement puisqu’il s’agit d’un diaporama (mais un diaporama « filmé »). Le véritable motif (au sens pictural du terme) de Sections of a Happy Moment est le ballon : il est le centre de gravité de toute la composition et tout se passe autour de lui, à partir de lui, selon des forces contradictoires, centrifuges autant que centripètes. Les images qui se succèdent virevoltent littéralement autour de ce point central, s’en approchent, s’en éloignent, sans que nécessairement d’ailleurs le ballon ne soit toujours présent sur l’image car il n’est pas indispensable qu’il le soit. Sa présence magnétique est induite par son suspens dans les airs, c’est lui qui impulse le gel temporel, c’est lui qui impulse au film son tempo si troublant où le temps est arrêté tout en étant parcouru par les lignes d’intensité de la durée. Dans cette œuvre, l’art de David Claerbout se ramasse sur lui-même, puise autant dans le passé d’une image que dans les potentiels de la technologie, les fragments se spatialisent pour « faire » l’image. Une véritable ritournelle du motif s’enclenche. Elle utilise une trajectoire en spirale grâce à laquelle le motif central demeure présent – qu’il soit visible ou non – tout en dévoilant les autres éléments constitutifs de son image, éléments auxquels il donne une existence et sans lesquels il ne peut exister. Cette structure en spirale est aussi présente dans les autres dispositifs qui utilisent le diaporama, avec à chaque fois un motif central : un ballon de basket dans Arena, un morceau de pain donné aux pigeons dans The Algiers’ Sections of a Happy Moment, la perturbation de la surface étale de la mer par un enfant dans The Quiet Shore… Il y a une réciprocité, un dialogue entre le motif et tous les éléments qui l’entourent, de près ou de loin, exactement selon le principe d’alternance entre un chanteur soliste et un chœur, dans le répons du plain-chant médiéval par exemple. Cette structure en spirale, dans laquelle le regard virevolte, permet au motif d’être toujours présent ou suggéré, ce qui revient à dire qu’avec la spirale, nous sommes toujours dans une interférence de ce que l’on voit avec ce que l’on a déjà vu, dans une coalition entre le présent et le passé selon des parallaxes sans cesse changeantes, dans une spatialisation totale du regard.
Uchronie : réécrire l’histoire avec le motif
Highway Wreck, film muet, noir et blanc de quinze minutes en boucle réalisé en 2013, reprend le principe de Sections of a Happy Moment, en ajoutant une complexité supplémentaire à la relation motif-durée. La scène représente une autoroute embouteillée, bloquée par les secours, en raison de la présence sur le bas-côté d’une voiture des années 1940, accidentée, réduite à l’état d’épave, que contemplent un soldat en uniforme de l’armée allemande de la Seconde Guerre mondiale et trois enfants vêtus d’habits de la même époque. Le théâtre de Highway Wreck relève d’une série d’impossibilités narratives. La scène en elle-même n’a pas véritablement de sens car il n’y a aucune raison particulière pour que cette autoroute ait été bloquée alors que cette épave se trouve en contrebas et ne contient aucun corps. Le temps de l’action lui-même est paradoxal. Il relève de la coïncidence de deux époques, clairement séparées dans la composition élaborée par David Claerbout. La première époque – le temps présent – est localiséesur l’autoroute elle-même, avec ses dizaines de véhicules modernes à l’arrêt et tous ses figurants. Matérialisée à partir d’une image d’archives trouvée à la Staatsbibliothek de Berlin, la seconde époque – environ soixante-dix ans dans le passé – occupe l’espace situé sur le bas-côté. Un examen rapide de la voiture permet de comprendre qu’il ne s’agit pas d’un vestige retrouvé car, hormis les parties cabossées et calcinées qui témoignent de l’accident, elle est comme neuve et n’a pas subi l’épreuve du temps. En revanche, son état permet de l’identifier immédiatement comme une chose du passé, non fonctionnelle, une épave et, plus encore, un cadavre que le film vient, d’une certaine façon, ressusciter.
Chaque temps occupe un espace qui lui est propre et ces espaces demeurent clairement séparés durant les premières minutes du film, qui font alterner les vues de la voiture avec les plans localisés sur l’autoroute. Le clivage temporel est appuyé par la texture des images elles-mêmes : la texture des vues de la voiture et des personnages venus du passé est granuleuse, imprécise comme une vieille photographie argentique ; à l’inverse, tous les photogrammes liés à l’époque contemporaine se démarquent par leur absolue netteté, leur absence de grain, leur appartenance au champ de la technologie numérique. À la dixième minute cependant, l’épave change brutalement d’aspect, bascule vers une parfaite définition, la surface granuleuse et terne de l’image est devenue celle, nette et nettoyée d’une image numérique. Enfin, un plan de plus de quatre minutes opère un très lent travelling arrière ascendant qui occupe près d’un tiers du film. Il s’agit du seul mouvement de caméra de Highway Wreck – depuis la voiture jusqu’à une hauteur de plusieurs dizaines de mètres – grâce auquel les deux époques se trouvent finalement aboutées : épave des années 1940, vieux camion au bord de la route, véhicules de secours actuels (pompiers, ambulance, police, dépanneuse) occupent le même cadre, à l’exception du soldat et des enfants qui ont étrangement disparu.
La césure temporelle du film est marquée par un élément spatial. Le camion d’un modèle ancien garé sur le bord de l’autoroute établit en effet une limite physique qui sépare une époque de la seconde. Cette ligne de démarcation – spatiale et temporelle – est le témoin du passage, de la porosité du temps. Elle donne l’indice qu’une uchronie, qu’une réécriture de l’Histoire, est au cœur du dispositif. L’intrigue, à considérer qu’il y en ait une, est une extrapolation sur ce qui se passerait si, au beau milieu d’une autoroute contemporaine, surgissait une épave de 1943 accompagnée de quatre personnes de la même époque, dont deux au moins (les deux enfants les plus jeunes) ont des chances d’être « en même temps » vivants soixante-dix ans plus tard… En outre, les seuls personnages véritablement expressifs de la scène sont justement ceux que le passé a recrachés dans le présent. Tous les protagonistes « contemporains » sont présentés dans des attitudes parfaitement neutres. L’étude des dessins préparatoires exécutés par David Claerbout permet de confirmer cette observation car l’un des pompiers, initialement prévu pour figurer dans le film, n’a finalement pas été intégré car son attitude, bien que relativement neutre, était considérée comme trop expressive : il prenait des notes dans un carnet, sous-entendant dès lors qu’il soit en capacité d’agir sur son milieu, ce qui contrevenait absolument au dessein initial de l’artiste, consistant à produire un gel du temps dont les manifestations contamineraient jusqu’aux individus. Comme le précise David Claerbout, « il ne peut s’agir de photographies d’actions, elles doivent être des photographies de la solitude et de la désolation. Elles doivent exprimer la bonne nuance de solitude dans la composition, exprimer une sensation précise de vide. Il doit s’agir de photographies exsangues de toute vie. »
Il est également intéressant de relever l’une des nombreuses annotations de la main de l’artiste qui accompagne une autre esquisse représentant un autre pompier, dans laquelle il écrit : « Bon dieu, pourquoi ressemblent-ils tous à des personnages sortis d’une peinture baroque ? » ("God damn it, why all look like characters out of a baroque painting ?"). Il ajoute sur la même esquisse, une remarque au sujet de la ressemblance d’un personnage avec une peinture de Frans Hals 15. L’attention portée à l’expression de chacun des personnages est tenue par la nécessité de composer une scène qui contrecarre toute forme d’action et se fige dans l’atrophie d’un paysage de désolation peuplé de personnages génériques, étrangers à eux-mêmes, déconnectés, déposés ça et là comme autant de figurines inertes.
Les époques se croisent sous le regard des conducteurs sortis de leurs véhicules, neutralisés par l’impossibilité d’agir en raison même de ce décalage temporel. Ni les pompiers, ni les ambulanciers, ni les conducteurs ne descendront jamais apporter leur aide ou pour voir plus en détail cette voiture échouée sur les rivages du temps, pour la bonne et simple raison qu’ils ont soixante-dix ans de retard sur l’accident…
Enfin, et c’est sans doute l’une des clés de Highway Wreck, il faut noter la kyrielle d’objets réfléchissants comme des miroirs, parsemés ça et là, sur la totalité de la composition. Flaques d’eau, chromes des casques de pompiers, luisances du bitume, parties métalliques des voitures, lumières immaculées des phares, tous ces éléments concourent à la circulation du regard, jouent un rôle dynamique qui permet à la composition d’accomplir ces circonvolutions internes autour de la voiture échouée, comme autant de renvois lumineux à l’intérieur d’un prisme. L’omniprésence de ces surfaces réfléchissantes ne renvoie- t-elle pas au concept de « restauration » évoqué précédemment et, plus exactement, à l’idée du point de restauration informatique considéré comme miroir du système ? La dissémination des miroirs dans la composition de Highway Wreck ne donne-t-elle pas l’indice selon lequel le film se situe à l’intersection de deux états de réalité ? Highway Wreck se comporte comme la rencontre d’un état futur avec son passé « restauré », ce qui permet de subodorer que la voiture se soit bien trouvée à cet endroit précis en 1943, là où soixante-dix ans plus tard une autoroute passera… L’unique mouvement de caméra de Highway Wreck montre une dernière fois l’épave, sans ses spectateurs surgis du passé : le soldat et les enfants se sont évanouis, aspirés à nouveau par leur époque.
Retour éternel et définitif du motif
Dès ses premiers dispositifs filmiques, David Claerbout a conçu des œuvres « en boucle », dont la durée (en tant que film) était vouée à être sans cesse répétée. Réalisé la même année que Highway Wreck, le film Oil workers 16 marque une étape supplémentaire dans cette quête d’adéquation entre la durée du film et la durée diégétique que le film développe dans sa « narration ». En effet, comme l’indiquent le cartel et la fiche technique de Oil workers, il s’agit d’un film « sans fin » ("endless"). Et qui dit sans fin, dit aussi sans commencement ni milieu. C’est donc dans un flux permanent qu’est plongé le spectateur de ce film qui, d’une certaine façon, fonctionne un peu comme les fameux dessins impossibles de Maurits Cornelis Escher (une main dessine une main qui dessine la main qui la dessine, etc.). Le motif naît de lui-même et, ce faisant, se donne lui-même naissance dans un éternel recommencement. Oil workers est issu de la restauration et de la modélisation d’une photographie de basse définition trouvée sur Internet, représentant un groupe d’employés africains de la Shell Company, abrités sous un pont pendant un orage. Au ras d’une eau torrentielle couleur de nacre, la caméra virtuelle s’élève très lentement en dévoilant peu à peu l’arrière du groupe d’hommes abrités sous le pont ; elle longe le groupe, toujours en s’élevant, atteint un point culminant, redescend en dévoilant l’avant du groupe, replonge jusqu’à affleurer la surface presque solide de l’eau souillée, s’élève à nouveau et se retrouve à nouveau à l’arrière du groupe d’hommes, reprend exactement le même mouvement, à l’infini. Deux éléments sont à souligner. La caméra, tout d’abord, quelle que soit sa position, croise toujours le regard d’au moins un homme. Durant la totalité du travelling, le spectateur croise donc une série de regards dans un mouvement paradoxal, selon des angles étranges qui m’évoquent le jeu des regards du Bar aux Folies Bergères d’Édouard Manet (1880). Le second point concerne, justement, le mouvement de la caméra qui est celui d’une courbe de Gausse (ou courbe en cloche). C’est intéressant dans la mesure où ce constat entraîne deux remarques directement liées au film Oil workers. Premièrement, l’une des applications concrètes de la loi mathématique issue de la fonction gaussienne est le fameux « filtre gaussien » des logiciels de traitement informatique des images qui permet de lisser les images de mauvaise qualité, pour en diminuer les imperfections, le « bruit », et c’est justement là que se situe l’un des fondements de l’entreprise de restauration des images qui prévaut à la plupart des créations de David Claerbout. Deuxièmement, la particularité de la courbe de Gausse, outre sa symétrie, est son asymptote : cette courbe ne part jamais de zéro et ne finit jamais en zéro ; son tracé est un affleurement de plus en plus infinitésimal depuis le zéro puis vers le zéro, le long de l’axe des abscisses. C’est précisément le mouvement impulsé à la caméra virtuelle par David Claerbout, un mouvement infini déterminé par une fonction mathématique qui impulse à la vision un travelling qui n’a jamais débuté et ne se terminera jamais.
Motif total : Travel
« L’idée et les premiers travaux préparatoires de cette œuvre datent de 1996, lorsque j’ai découvert une musique de relaxation composée au milieu des années 1980 par Éric Breton, dont les vertus thérapeutiques avaient pour finalité de supprimer le stress, voire d’induire le sommeil. J’ai alors pensé qu’il ne serait pas du tout inintéressant de créer une œuvre qui puisse endormir son public. »
Comme contrepoint au point aveugle final auquel aboutit Riverside, le film Travel réalisé en 2013 utilise aussi la thématique du paysage pour fabriquer un dispositif au sein duquel le motif accède, nous le verrons, au statut de totalité absolue. David Claerbout a eu l’idée de Travel en 1996 mais il aura fallu attendre seize ans que la technologie informatique disponible soit suffisamment développée pour qu’il puisse réaliser ce film. Deux ans ont été nécessaires à la conceptualisation, à la modélisation et à la mise en mouvement de ce sublime voyage au cœur d’une forêt, et une année supplémentaire pour qu’un ensemble d’ordinateurs, lancés à plein régime vingt-quatre heures sur vingt-quatre dans la cave de l’artiste, soit en mesure d’effectuer les calculs complexes destinés à la finalisation de l’œuvre.
Travel est une traversée forestière, de l’orée d’un bois jusqu’à la sortie de celui-ci en une ascension vertigineuse vers le ciel. Le trajet en lui-même fait se succéder des points de vue sans cesse changeants, alternant les cadrages à hauteur d’homme avec des mouvements ascensionnels, gravitationnels, de lévitation, de vrille, jusqu’à la quasi reptation.
Le film débute près d’un banc, à la lisière d’une forêt européenne. Après une introduction de sept secondes d’immobilité complète durant lesquelles se font entendre les sons de la nature calme, la caméra virtuelle pénètre lentement dans les bois, à hauteur de regard, sur la musique d’Éric Breton : lumière de fin d’après-midi, petit banc de bois protégé du soleil par un jeune arbre, là où les vieux s’assoient au crépuscule de leurs vies ; trois îlots de fleurs rouges donnent l’indice du trajet à emprunter jusqu’à l’orée, striée par les trajectoires de petits insectes volants, sur une musique située quelque part entre Klaus Nomi (Cold Song) et Henry Purcell, anémiée par un tempo semblable à celui d’une respiration lente, sur une musique qui – à part les sept secondes du début – prend possession de l’espace sonore, fait le lien, établit le passage, induit l’apesanteur.
Au plan suivant, le mouvement s’effectue selon un angle qui donne la sensation d’un corps en lévitation : sentier de terre maintes fois foulé, feuilles de chêne mortes, humus, vieille souche d’arbre tronçonné presque pétrifiée, colonie de champignons étagés le long d’un tronc comme les jardins suspendus d’un petit monde, ombres portées sur un lit de feuilles vert obscur planté de roches affleurantes.
Accédant à une petite clairière au milieu des bois, le regard se redresse, toujours en lévitation (peut-être à quatre ou cinq mètres du sol), embrasse l’étendue paysagère merveilleuse, parfaite : double rampe de bois vermoulu, comme crachée d’une forêt médiévale, posée là depuis toujours avec son lot d’images réminiscentes – Excalibur, chevaliers, heaumes, conte de fée, forêt des mystères et des initiations –, large trouée dans le végétal vers un petit cirque de roches escarpées baignées dans une lumière blanche qui n’est plus celle d’une fin de journée mais distille l’éclat d’un commencement.
Puis, retour sur le sol, à hauteur d’homme : une volée de marches taillées dans la pierre sans raison logique indique le caractère mental du paysage ; une volée de marches pour indiquer le sublime des rochers mitoyens, luisants d’une improbable humidité.
S’opère alors un mouvement paradoxal. La caméra n’avance plus dans l’axe du mouvement mais filme les arbres en travelling latéral et de gauche à droite, comme si le mouvement initial s’était inversé, à reculons : en une torsion vrillée, le regard remonte le long des arbres, accède lentement à la magnificence des cimes ; le corps lévite à nouveau et le regard se porte aussi haut que possible à la verticale, dans une pose contemplative, une immersion dans la forêt devenue cathédrale.
Absence de motif
Au sein de cette tentative de taxinomie du motif, la production de David Claerbout aborde ce qui, sans doute, constitue les deux extrêmes possibles, à savoir l’absence pure et simple du motif et sa présence absolue. Riverside s’inscrit dans la première catégorie et prolonge les expérimentations menées par les photographies prises en 2003 en Auvergne dont il a été question précédemment. Le film Riverside, également réalisé en Auvergne en 2009, consiste en une double projection sur écran de deux actions en apparence simultanées : une femme et un homme traversent le même paysage à partir de points d’origine différents ; leur déambulation les mène chacun vers le même ruisseau traversé par un tronc d’arbre. L’action laisse présager en toute logique une rencontre qui n’adviendra pourtant pas, chacun parvenant au tronc d’arbre à un moment différent. Les raisons de leur présence demeurent énigmatiques : la femme arrive dans un véhicule et cherche manifestement sur une carte un point précis où elle a planifié de se rendre ; l’homme se réveille groggy et blessé d’une violente chute de VTT et repart en marchant à cause de son vélo inutilisable. Il devient rapidement évident que les deux protagonistes cherchent à rejoindre ce tronc d’arbre pour s’y asseoir quelques instants et le spectateur peut dès lors bâtir une narration qui ne sera jamais confirmée. Ou bien : ils se connaissent, se sont embrassés là, se sont séparés et y retournent pour se souvenir. Ou : ils ne se connaissent pas, mais ont vécu chacun un moment particulier ici-même. Ou : ils ont rendez-vous mais se ratent. Ou : tout n’est que pure coïncidence, ils auraient pu se rencontrer et peut- être nouer une histoire sentimentale mais ne se rencontrent pas (ce qui sans doute constituerait une belle représentation des contingences qui dessinent les conditions de la rencontre amoureuse). Ou : bien que la lumière soit exactement la même sur les deux écrans, la scène ne se déroule pas le même jour, etc.
Quoi qu’il en soit, comme à son habitude, David Claerbout perturbe les codes narratifs et les modalités d’accès au contenu cinématographique. Les deux projections sont accompagnées d’une bande sonore séparée en deux canaux distincts diffusés sur casques, un pour la femme, l’autre pour l’homme. Mais, rapidement, un trouble survient, amené par un double dysfonctionnement causé par la narration elle-même. La femme rencontre des problèmes de réglages de la radio de sa voiture et, subitement, l’un des écouteurs du casque qui diffuse la bande-son de son film se coupe, comme si le son donné à entendre au spectateur avait lui aussi subi les mêmes perturbations. L’homme, sur le second film, est quant à lui victime d’un accident de vélo et une de ses oreilles, blessée, se met à saigner et subit un acouphène à la suite du choc : le son d’un des écouteurs relié à la projection se coupe alors et le spectateur se trouve confronté au même symptôme de surdité partielle. Ce n’est qu’à la toute fin de la double projection de Riverside, au moment où les deux protagonistes se trouvent respectivement assis sur le tronc qui enjambe la rivière, que le son se redéploie dans une stéréophonie complète, diffusant simultanément dans les deux casques audio le son de l’eau, réunissant ainsi par le canal sonore ces deux personnes qui, placées dans le même espace mais dans un temps différent, ne se croiseront jamais.
L’instant espéré de la rencontre où les deux personnages se trouveraient présents sur chaque écran est le motif central, forcément fantasmé par un spectateur nourri par un certain habitus cinématographique et par les codes propres à la bluette. Riverside aurait pu utiliser la technique du split screen et se jouer sur un écran unique scindé en deux parties égales, mais le choix d’une double projection indique bien la volonté d’une scission absolue de la narration – image et son – et de la durée, tout en renforçant chez le spectateur la tentation d’une unité finale déçue par un cinéma qui refuse la faible probabilité qu’une telle rencontre puisse advenir dans le monde réel au profit d’une représentation réaliste (des quantités incalculables de promeneurs passent ici, se perchent sur ce tronc, et ces promeneurs n’ont rien en commun). Finalement, le motif central vers lequel Riverside nous conduit malicieusement n’advient pas et advient en même temps. Il n’advient pas à l’écran, mais son absence importe peu puisqu’il a déjà été créé maintes fois dans l’esprit de celui qui regarde.
Et, brutalement, je suis au ras du sol, dans l’obscurité d’une forêt amazonienne – j’écris je car entre-temps le film a produit sur moi un puissant effet d’identification et je ne sais plus que je regarde un film, confortablement calé dans un grand coussin à même le sol ou enfoncé dans un siège de cinéma (selon le type de dispositif choisi) : je suis au milieu des herbes, effleurant les fougères, longeant le lit d’un ruisseau où l’eau possède la compacité du verre, jusqu’à la berge d’un lac embrumé, baigné par la lumière mordorée d’un soleil levant – car la brume est matinale –, et je sais alors qu’il s’agit d’un paysage idéalisé, reconstitué par aboutement de bribes d’étendues étrangères les unes aux autres, comme dans une peinture de Nicolas Poussin ou de Claude Gellée, comme dans certains tableaux de la peinture anglaise victorienne, comme dans les paysages mémoriels de Caspar David Friedrich, et je comprends alors que cette traversée forestière est aussi celle de l’histoire du paysage en peinture.
Enfin, un long et lent mouvement en arrière permet de sortir du bois – certains gardent le souvenir convaincu que l’échappée a lieu par le point d’entrée d’origine mais le banc n’est pas là –, s’éloigne de l’orée, s’élève lentement en une vaste courbe hyperbolique jusqu’au ciel, jusqu’à l’ultime révélation de cette forêt gigantesque réduite à un vaste bosquet tout au plus, îlot sauvage préservé au milieu d’une immense plaine cadastrée de champs cultivés.
Si le sens du terme paysage est, originellement, celui d’un tableau représentant un pays, Travel en est l’expression la plus immédiate. Reste à savoir de quel pays Travel est le « tableau ». Un paysage n’existe pas et n’est inventé que par celui qui regarde. C’est dans les yeux que naît l’étendue et l’étendue ne naît qu’en fonction de contingences culturelles et d’interprétations inconscientes liées à l’époque et à l’esthétique qu’elle véhicule et, pour reprendre Charles Baudelaire dans les Curiosités esthétiques, si « un paysage est beau, ce n’est pas par lui-même mais par moi. » C’est donc le spectateur qui invente le paysage de Travel, lui-même étant le fruit d’une invention totale – la moindre feuille d’arbre, la plus petite clarté sont de pures créations informatiques – et cette invention va de pair avec les conditions particulières dans lesquelles le spectateur est invité à visionner – à vivre serait plus exact – ce film sidérant dans tous les sens du terme.
Les dessins préparatoires exécutés par David Claerbout donnent à ce propos de précieuses indications parmi lesquelles le terme "wake up" (« réveil »), écrit en regard du croquis de la scène finale de sortie de la forêt, confirme la volonté initiale d’un protocole filmique susceptible de générer un état particulier sur le spectateur, entre éveil et assoupissement conscient. Il faut garder à l’esprit que la source de ce projet, comme l’explique David Claerbout, est la musique de relaxation d’Éric Breton et l’envie de tester le potentiel d’absorption et de léthargie qu’un dispositif filmique pourrait avoir sur son spectateur. Ce potentiel fait partie intégrante du cinéma en général mais Travel semble en explorer les possibilités jusqu’à vouloir induire chez son spectateur la sensation de traversée et de voyage qui donne son titre à l’œuvre par un processus d’immersion complète dans l’univers du film, jusqu’à une identification très forte. Les images et la musique de Travel ont pour vocation d’emplir l’esprit du spectateur, de le déconnecter de la réalité pour le reconnecter à une autre réalité, introspective, intime, une réalité qui se fabrique au fur et à mesure du « voyage », qui ne préexiste pas, se crée sous nos yeux, tout comme la moindre feuille, la moindre pierre, la moindre goutte d’eau ont été intégralement créées pour les besoins du film. Les incohérences deviennent crédibles (ruisseau, lac, taille des arbres, superficie de la forêt, succession des espèces végétales, modulations paradoxales de la lumière, alternance de points de vue « humains » et de perspectives animales ou totalement artificielles, etc.). La structure du film est propice à toutes les déformations possibles dans le souvenir que le spectateur en conserve à l’issue de la projection : certains se souviennent être ressortis de la forêt par l’endroit même où ils y ont pénétré, certains ne se souviennent pas de l’étang, d’autres ne mémorisent pas la présence de la rambarde en bois, et la perception de la durée du film est totalement élastique selon les témoignages recueillis, certains spectateurs étant convaincus d’un long voyage alors que d’autres affirment avoir vécu une durée de projection très courte. Travel parvient à fusionner l’espace et le temps en un espace-temps dont la plasticité est profondément liée à la psyché de celui qui voit le film : les images et l’état intérieur du regardeur se déforment comme un matériau caoutchouteux, l’un en l’autre, comme un mollusque dans l’eau se déformerait au gré des forces hydrauliques, pour reprendre l’image utilisée par Albert Einstein pour illustrer sa loi de déformation.
Pour être plus précis, une chose est tout à fait frappante dans Travel, dans son sujet, dans son rythme comme dans les positions successives que la caméra impose au regard : tout semble y être bâti selon un agencement qui entretient une analogie étonnante avec les inductions hypnotiques que pratiquent les hypnothérapeutes sur leurs patients. Inventée par Anton Mesmer à la fin du 18ème siècle (sous le nom de « magnétisme animal »), l’hypnose culmine au 19ème siècle avec les expériences de Charcot à la Salpêtrière. Elle devient l’un des supports de l’invention de la psychanalyse avant que cette dernière ne la supplante, tout du moins en Europe puisqu’aux États-Unis elle demeure vivace sous l’influence déterminante de Milton Erikson notamment. Le cinéma s’est très tôt emparé de l’hypnose, à la fois comme élément fictionnel puissant et comme allégorie de ses propres mécanismes d’induction sur les spectateurs, comme en témoignent la série des Mabuse de Fritz Lang ou Night of the Demon de Jacques Tourneur, ainsi qu’une kyrielle d’autres films qui sont les exemples caractéristiques d’un cinéma qui utilise autant l’hypnose dans ses scenarii que pour se comprendre lui-même. La meilleure description donnée de l’hypnose est sans doute celle de Leon Chertok dans les années 1970, affirmant que l’hypnose est le « quatrième état de l’organisme », aux côtés des trois autres états que sont la veille, le sommeil et le rêve. L’accès à l’état hypnotique débute par la mise en œuvre d’un protocole d’induction destiné à déplacer le champ de conscience du patient en captant son attention par la voix, par un phénomène lumineux intermittent, par une répétition mécanique, etc. Ce processus d’induction correspond à une régression psychique qui permet d’accéder à l’état hypnotique en lui-même, durant lequel le sujet est à la fois endormi et éveillé, flottant dans un état transitionnel où la réalité existe mais selon des référents modifiés. Comme l’explique Raymond Bellour 17, le cinéma entretient une forte analogie avec l’état d’hypnose : au cinéma nous sommes en état d’immobilité, dans l’obscurité, fixés sur une source lumineuse, focalisés sur une réalité autre, identifiés aux personnages, à l’histoire, etc. Le film de David Claerbout pousse cette analogie à son paroxysme. La plasticité du monde de Travel génère une série d’affects absolument semblables au réseau d’émotions et de sensations physiques tramé par le processus d’induction hypnotique. Le contexte lui-même – la forêt, l’envol, le changement d’échelle, la lévitation et la reptation – est caractéristique des éléments constitutifs de certains protocoles utilisés par les hypnothérapeutes.
Travel est une machine destinée à bâtir un véritable motif intérieur chez son spectateur qui finit par s’identifier non seulement au décor, mais à l’air, aux pierres, à l’eau. Ce voyage ne préexiste pas, advient sous mes yeux, est créé par moi jusqu’à ce que j’oublie le film et ne soit plus qu’une trame de sensations inséparable des images et du son. Les psychiatres Lawrence S. Kubie et Sydney Margolin évoquaient dans les années 1940 le processus de "slow-motion picture" du processus hypnotique 18 : c’est exactement le processus développé par Travel, un voyage au ralenti, une pulsation lente qui fait éclore une réalité modifiée. Le motif de Travel n’est pas la forêt, ni le voyage en lui-même, le motif de Travel c’est son spectateur.
Et pour finir…
« Le cinéma tue l’imagination. Tu as entendu parler des conteurs aveugles. Ce sont les ténèbres qui donnent naissance aux mythes. »
James Salter, Light Years, 1975.
- Jean-Luc Godard, «Le cinéma, c’est un oubli de la réalité», entretien avec Philippe Dagen et Franck Nouchi, Le Monde, 11 juin 2014.
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David Lynch, entretiens avec Chris Rodley, Paris, Cahiers du Cinéma, 1998,
p. 30. Voir aussi "A B C", in David Lynch, Man Waking From Dream, Clermont-Ferrand, FRAC Auvergne, 2012. -
Henri Bergson, L’Évolution créatrice, Paris, Presses Universitaires de France, 2013 (1907).
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Les séries Nocturnal Landscapes de 1999, Venice Lightboxes de 2000, Nightscape Lightboxes de 2002-2003, la photographie sous caisson lumineux Orchestra de 2011.
- Il s’agit des trois photographies de la série Mist Over a Landscape de 2002 et 2003.
- The Shape of Time (coédité par le Centre Pompidou, 2008), The Time That Remains (Anvers, Ludion, 2012), le livre de Corinne Rondeau, David Claerbout, L’Œil infini (Éditions Nicolas Chaudin, 2013), etc.
- Luc Tuymans précise dans le catalogue de l’exposition TroubleSpot Painting, à laquelle participait David Claerbout : "Pour beaucoup d’artistes qui ne peignent pas, les problématiques relatives à la peinture constituent le point de départ. [...] La peinture est une manière de penser. [...] Les vidéos que nous avons sélectionnées ne valent pas pour leur exemplarité au sein de leur médium car, selon nous, leur conception provient de la peinture.", in "Vincent Geyskens’ interview with Narcisse Tordoir and Luc Tuymans", cat. TroubleSpot Painting, Anvers, NICC, MUHKA, 1999, p.122-123.
- Pour une étude précise de ces aspects, je renvoie au travail de recherches entrepris par le peintre David Hockney dans son livre Savoirs secrets, les techniques perdues des maîtres anciens, Paris, Seuil, 2006 (2001).
- Je mets à part la toute première vidéo, Boom, réalisée en 1996, qui est un «véritable» film, non modifié.
- Sections of a Happy Moment et Arena en 2007, The Algiers’ Sections of a Happy Moment en 2008, The Quiet Shore en 2011 et Highway Wreck en 2013.
- Notamment lors d’une intervention au Centre Pompidou, le 1er octobre 2007, à l’occasion de l’ouverture de son exposition.
- Éric Suchère (préface Gérard Tessier), Le Motif Albertine, éditions Memo, 2002. J’ajoute que la poésie d’Éric Suchère, dans sa façon d’explorer la question du motif, entretient de nombreuses affinités avec les œuvres de David Claerbout. Je renvoie, entre autres, à Fixe, désole en hiver (Paris, Les Petits matins, 2006).
- Pour une vision exhaustive de son œuvre, je renvoie au site de l’artiste, très complet : www.davidclaerbout.com
- David Claerbout, The Shape of Time, op.cit., p.112.
- Sur un autre dessin, il inscrit, très pince-sans-rire : «Oh mon Dieu ! Ce dessin commence à ressembler à une peinture de Michaël Borremans !! Je dois faire quelque chose !!» ("Oh my God ! This drawing starts to look like a Michaël Borremans painting !! I have to do something !!").
- Le titre complet de ce film est Oil workers (from the Shell company of Nigeria) returning home, caught in torrential rain.
- Raymond Bellour, Le Corps du cinéma : hypnoses, émotions, animalités, Paris, POL/ Trafic, 2009.
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Lawrence S. Kubie, Sydney Margolin, "The Process of Hypnotism and the Nature of the Hypnotic State", The American Journal of Psychiatry, vol. 100, n°5, mars 1944, p.617. L’exemple est rapporté par Raymond Bellour, op.cit.
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