Entretien
David Claerbout - Christine Van Assche
Van Assche, Christine (ed.), 'The Shape of Time', Zürich: JRP Ringier/Centre Pompidou/MIT List Center of Visual Arts/De Pont Foundation/Kunstmuseum St. Gallen/Morris and Helen Belkin Art Gallery, 2008 (exh.cat.)
Paris – Anvers. août à novembre 2007
J’ai réalisé cet entretien en tant que commissaire de l’exposition en pensant à la scénographie d’œuvres audiovisuelles/digitales, à la place du spectateur, mais aussi en réfléchissant, à l’occasion d’une visite d’atelier durant une période de production, aux processus de préparation, création, productioon et réalisation des œuvres.
1. La question du temps
La thématique principale de ton corpus d’œuvres n’est ni la narration ni la représentation du réel, mais vraiment le passage du temps, la forme du temps, « the shape of time ».
L’illusion de la durée du temps réel, isomorphe à la durée d’un temps externe joué devant la caméra, est un des moyens les plus simples et efficaces que je connaisse pour permettre à l’écran-projection de renvoyer quelque chose au spectateur : le temps qui passe. Dans la plupart de mon travail, le temps que vous passez deviendra, je l’espère, plus « large » et plus omnidirectionnel. Ce que je veux dire, c’est que le temps n’avance pas seulement vers l’avant, comme on a la tendance à croire, car, dans cette conception on a le sentiment d’être laissé en arrière, alors que par ailleurs notre conscience du passé devient un poids qui s’accumule et qui se transforme en « mal de tête ». Le désir de la digitalisation n’est pas seulement un pragmatisme technologique ; il pourrait être un désir de contenir une accumulation croissante de preuves, de preuves photographiques. Le stockage de données sur un disque dur est un moyen efficace de nous sentir obligés de nous souvenir et ensuite d’oublier.
2. La captation du réel
Tu nous as dit que tu étais un artiste de « l’après évènement ». Peux tu nous en dire plus et nous donner des raisons de cette prise de position intéressante?
Tandis que l’image statique a perdu son rôle de reportage d’un événement au profit de l’image vidéo, elle a été reléguée à un rôle où elle réapparaît souvent seulement après que l’événement se soit passé (ceci me faisant penser à Roger Fenton et ses images de la Guerre de Crimée, aux origines de la photographie). Elle observe l’événement d’un regard extérieur. « La photographie est devenue ce que tu fais avec elle. Dans ce sens, elle rejoint le statut que la peinture occupait le siècle précédent » écrit David Campany.
Je crois que mon travail est de continuer à briser la glace à la surface de l’image statique ou en mouvement. Mais si je ne fais qu’ajouter du mouvement à l’image statique, l’image s’effondrerait sous la pression. Au contraire, je préfère penser aux altérations comme des « caresses » à la sur- face, afin de rester en contact à la fois avec le passé et le présent de l’image. L’image statique vidéo projetée possède un fort potentiel quant au mouvement, et c’est précisément « ce qui n’arrive pas » qui est une énergie intériorisée, et pas une énergie extériorisée. Au fait, j’ai appris cette pratique à l’académie, où je n’étais pas du tout formé à la photographie ou à la vidéo, et donc n’avais pas les outils pour transformer les reproductions que je collectionnais, juste le désir de changer mon regard. Alors, évidemment, ayant travaillé dix ans sur du matériel source existant (même du matériel imaginé), il est presque naturel de regarder ma pratique comme le silence après la tempête…
3. La scénographie
La scénographie de tes expositions te préoccupe particulièrement et tout spécialement celle de l’exposition que le Centre Pompidou te consacre. Chaque œuvre projetée demande non seulement un espace spécifique dans lequel l’écran, la projection, le son, la place du spectateur sont mis en relation. Dans une exposition monographique, même si ce n’est pas aisé de ne présenter que des installations audiovisuelles, les œuvres elles-mêmes ont des correspon- dances entre elles. Le même soin est apporté au dialogue d’une œuvre à l’autre, qu’à la déambulation du spectateur d’une vidéo à l’autre.
Certains créateurs d’exposition, travaillant dans le champ des installations nouveaux médias sont tels des professeurs dans un centre pour jeunes délinquants : leurs expositions deviennent un enfer parce qu’ils ne reconnaissent pas ce que j’appelle le caractère autiste inhérent à l’image en mouvement. Une installation audio-visuelle est vraiment très autocentrée. Un autre problème est de penser essentiellement en termes d’images mouvantes ; le son est inconsciemment secondaire. Quand je commence à réfléchir à la création d’une exposition, je pense d’abord à la partie sonore car c’est elle qui détermine l’architecture de l’exposition.
Les œuvres audio-visuelles ne peuvent pas être placées l’une à coté de l’autre parce qu’elles entrent en compétition l’une avec l’autre. Par exemple, les œuvres comme Bordeaux Piece et White House utilisent des casques sonores parce qu’ils représentent un « contrat » précis entre le spectateur et l’installation. En les portant vous acceptez d’entrer dans l’œuvre pendant un moment. Ces œuvres auront souvent une position centrale car dès que vous enlevez les casques, vous avez besoin de sentir un « horizon » autour de l’œuvre, et pas trois murs inconfortables.
Les expositions monographiques sont effectivement difficiles, et je tiens à une connaissance élémentaire du son et de la composition afin de créer une structure pour ce que j’ai appelé la nature autiste du film.
La création d’une « exposition-projection » se déroule souvent de deux manières distinctes : soit avec la narration en tant que point de départ (l’historien est alors en jeu), soit avec la projection et ses alentours en tant que point (l’architecte). Personnellement je pense que dans ce genre de cas, le commissaire doit agir à la fois comme un architecte et un historien d’art. Être seulement l’un des deux pourrait épuiser le spectateur et le remplir d’un sentiment de frustration où son corps n’arrivera pas à faire face aux temporalités présentées.
Ici, dans l’exposition conçue par le Centre Pompidou, le spectateur entre par un espace obscur peint en noir. Il est confronté dès l’entrée à l’une des œuvres de l’exposition projetée sur un écran transparent Shadow Piece. Dès qu’il est passé au travers de l’écran, tout est traité dans le blanc, le transparent, sans qu’un « cube » construit ne vienne perturber le regard. L’évolution des technologies de la vidéo et du son permet désormais de traiter une exposition d’œuvres audiovisuels et un espace de cette manière, de créer un environnement de projections entre lesquelles le spectateur peut évoluer. Ceci est selon moi la survie des projections vidéo.
4. La relation au spectateur
Après tes considérations sur la scénographie, il me paraît important de parler de la « place du spectateur » au sein de tes œuvres et de leur présentation. Certains paramètres liés à la composition et aux idées scénographiques prennent évidement en compte ce « célèbre » spectateur.
Lorsque vous regardez l’histoire du cinéma ou plutôt les débuts du cinéma, vous remarquez une obsession pour la caméra fixe dénotant l’influence du théâtre sur le cinéma. Le réalisateur avait un contrôle de la scène ou du film comme un « tableau » qui n’hypothèque pas le temps. Vous pouviez choisir de rester et de poursuivre le visionnage. Aujourd’hui, si je travaille dans le contexte du musée, c’est pour laisser le spectateur libre de sa trajectoire. L’exposition est semblable à un « cinéma » fragmenté au sein duquel le spectateur se balade d’œuvre en œuvre.
La scénographie de l’exposition au Centre Pompidou telle qu’elle est conçue avec ses écrans transparents, ses projections de dimensions variées, autorise le spectateur à flâner dans l’espace sans jamais être obligé de s’asseoir pour appréhender quelque chose.
Le premier regard sur l’exposition embrasse l’ensemble des cinq installations sans n’avoir rien à voir de précis, sauf des ressemblances formelles entre les œuvres. Mais ce n’est qu’après 15 minutes qu’un déclic peut avoir lieu. Mais probablement 95% des spectateurs vont passer à côté du sens des œuvres.
5. Les processus de producbon/réalisabon.
Chaque artiste a évidemment ses propres processus de production/réalisation. Toi, tu sembles passer beaucoup de temps sur chaque pièce : l’écriture, la préparation, le dessin du scénario, ensuite les diverses prises de vues et finalement le travail de Titan sur ordinateur. Cela signifie que chaque œuvre est une entité en soi et un investissement réel?
Avoir une idée représente le début de quelque chose comme une expédition archéologique pour découvrir exactement quelles sont les lignes directrices qui marcheront, de façon ludique. Créer une production veut dire creuser soigneusement les éléments d’un concept et rassembler les pièces d’un puzzle. Il faut faire très attention à ceci parce que si vous êtes trop dominant ou arrogant par rapport à l’idée même, vous risquez de la tuer. Je pense que la maîtrise existe dans la façon dont vous gérez une idée, l’idée seule étant insuffisante. La maîtrise de quelque chose est toujours liée à sa forme et à sa matière.
Je conçois et supervise l’entièreté du processus de production, j’aime qu’une production soit plutôt comme une sorte de complot entre quelques personnes qu’une grande machine. Tout ce travail est lourd, et à la fin d’une production je constate que j’ai perdu une grande partie de ma vie.
6. L’économie de producbon
Pas mal d’artistes travaillant en vidéo ou en film suivent les modèles de production du cinéma : écriture de scénarios, mise en place d’une équipe de tournage, studio de montage avec monteur et assistant, etc. Ceci alourdit énormément l’économie d’une œuvre qui ne peut dès lors se vendre au prix de la production. D’autres choisissent de travailler vraiment seuls, avec du matériel léger, à la portée de tout un chacun, apportant peu de soin aux différents paramètres de l’installation. Il semble que tu aies trouvé une économie de production très saine aujourd’hui, entre ces deux procédés, sans les avantages et désavantages de l’un ou de l’autre : tournant et « montant » dans ton studio avec un assistant.
Avant de consacrer tout mon temps à la photographie et la vidéo, j’étais habitué au système d’atelier comme lieu de réflexion et de production. J’étais dessinateur et peintre. Après, et parce que je n’étais pas satisfait par l’objet d’art, je n’ai pas eu de studio pendant presque dix ans. Tout cela a changé il y a quelques années quand j’ai senti que j’avais amassé assez de connais- sances et de matériels pour ouvrir mon propre studio de production, comportant des équipements de montage, mixage et d’autres facilités.
Pour la production, je préfère travailler avec les amis, les artistes et les jeunes professionnels, plutôt qu’avec une équipe professionnelle classique. Il est important de relâcher la tension dans la production professionnelle. Qui – avec une équipe professionnelle externe – a les moyens de retourner sur un lieu de tournage une deuxième fois dans l’année, juste parce que la posiGon du soleil n’était pas parfaite? Avec un petit groupe de personnes qui connaissent l’œuvre et le projet spécifique, c’est possible. Le paradoxe de ma situation c’est que je mélange les pratiques d’un artiste de studio avec les modes de production professionnelle. C’est une cour de récréation techniquement compliquée, mais néanmoins une cour de récréation.
Le langage du film et des nouveaux médias est dicté en partie par la technologie qui peut être difficile à acquérir et c’est cela qui décourage beaucoup de gens. Mais aujourd’hui, moins d’artistes sont gênés par les obstacles technologiques et sont capables de se concentrer sur le langage.
7. La création en série
Ton corpus d’œuvres est organisé selon des séries. Par exemple Bordeaux Piece est la première œuvre de la série. Ensuite vient l’installation White House etc. Comment procèdes-tu? Quel est le principe structurant d’une série?
Généralement je travaille par série de trois, mais je ne pourrais jamais imaginer préconcevoir une série dès le début. Après que j’ai réalisé la première œuvre, une deuxième idée commence à se développer, et je sens que je peux faire quelque chose de nouveau. Ou si je n’ai pas eu l’opportunité de le faire dans la première, je fonce.
Normalement la première pièce est celle qui contient l’essentiel de ce que je voulais dire, la deuxième est plus virtuose et dans la dernière, je commence vraiment à travailler vers quelque chose d’entièrement nouveau. Ainsi le travail n’est définitivement pas organisé autour des séries. Les œuvres se présentent d’elles-mêmes. Il semble nécessaire d’y aller pas à pas, plutôt que de calculer tout le voyage en avance.
Je me rends compte que cela peut paraître paradoxal de rechercher et de préparer de manière extensive des travaux prenant des mois ou des années. C’est pourquoi ces groupes d’œuvres peuvent être entrecoupées par d’autres œuvres, des œuvres d’une autre série, et une série de deux ou trois peut prendre plusieurs années. Je suis, peut-être, un artiste romantique dans le sens où je crois que tout est connecté, de la première œuvre jusqu’à la dernière. Il n’y a cependant jamais de conclusion d’une série.
Je ne pense jamais à la manière dont une œuvre peut être liée à une autre. Donc je ne crée pas des groupes consciemment. Cependant, quelques temps après que les œuvres soient exposées, je me rends compte quelles étaient les vraies raisons pour telle ou telle production. Pour le reste, j’essaie de trouver mes idées aux limites du regard. M’asseoir et attendre en silence, ne pas courir après.
8. Architecture moderne et photographie
L’exposition est organisée autour de lignes directrices tels que l’architecture, la modernité, l’humanité. Ces lignes sont récurrentes dans ton travail. On les retrouve aussi bien dans Shadow Piece, Bordeaux Piece mais aussi dans Sections of a Happy Moment. Cela dénote ton intérêt particulier pour l’architecture moderniste et la manière dont elle est habitée, pour l’humanité dans son sens le plus élargi, et pour la poursuite d’une utopie moderne.
C’est la photographie architecturale qui m’intéresse car il y a toujours une ou deux personnes devant un bâtiment pour donner de la proportion à quelque chose de formel. Donc ceux-ci ne sont pas des images prises de la vie même. Alors, ce genre de photographie reste à l’écart de la photographie concrète narrative, mais fait partie des utopies futures. Les photographies architecturales sont les portraits de mariage de la réalité urbaine : 25 ans après, la situation est différente.
Entre autres influences, la photographie interbellum d’architecture a laissé une trace sur mon travail grâce au soleil et aux ombres qui se réfèrent à un avenir lumineux, tandis que l’histoire souvent raconte un récit désenchanté de la modernité. Cette photographie est une véritable machine de temps pour moi. En général les images heureuses d’une époque en disent plus que les images d’horreur. C’est peut-être les raisons pour les quelles je ne crois pas à l’art politique actuel.
9. Continuité historique
Il est souvent délicat de demander à un artiste de se placer dans une histoire de l’art contemporain, une histoire complexe en train de se faire. Néanmoins j’aimerais savoir où tu penses te situer?
Je pense que j’appartiens à une génération d’artistes qui ont des problèmes avec l’aura de l’objet artistique. C’est pourquoi je travaille avec un médium historiquement considéré dans le contexte de la culture générale.
D’autres mettent mon travail en relation avec la décélération, peut-être parce que j’ai introduit des éléments naturels comme le vent (pour donner du mouvement, ou plutôt des « caresses de surface ») et le soleil (passage du temps). Les signes qui font référence au temps sont souvent dans la nature et reflètent mon intérêt pour le non-dramatique et le non-événement.
10. « Moteur esthétique »
Quel est le « moteur esthétique » de ton travail : une ou plusieurs sources théoriques ou une attitude de recherche personnelle?
Il y a quelques auteurs dont les écrits m’ont fait comprendre davantage sur ma pratique : Mary Anne Doane avec The Emergence of Cinematic Time offre une histoire de la notion de temps dans le cinéma ; Jonathan Crary dans Techniques of the Observer et Suspensions of Perception propose une analyse inspirante des changements de l’observateur depuis les temps modernes. Il conteste que l’immobilité de la camera obscura correspond à l’attention fragmentée de l’observateur, depuis la photographie.
11. La question narrative
La question narrative est au centre de ton œuvre. Néanmoins elle est traitée selon des degrés et des strates très diverses selon l’œuvre. Entre The Stack et Bordeaux Piece, il peut sembler n’y avoir aucun lien.
La narration et le montage deviennent secondaires (une étape de plus et il n’y a plus de d’histoire). J’aime cette évolution parce qu’elle est révélatrice, et montre bien que je n’aime pas vraiment les longs métrages. Je ne veux pas être absorbé par une histoire, sans en contrôler les séquences et leurs effets sur moi. Je préfère observer les narrations potentielles d’une seule photographie, je préfère observer comment une seule photographie peut s’ouvrir, comment la rhétorique intérieure de l’image, d’un seul objet, peut être mise en question.
Un des impacts du digital sur le film est qu’il enlève la certitude de l’image-temps en mouvement comme une flèche qui pointe vers l’avant. (Par exemple, la bande ou le film évoluant du point A sur la cassette vers le point B.) Dans ce concept de temps comme flèche, il y a toujours des moments voisins : avant et après. J’espère que j’ai créé quelques œuvres où tous les trois points (avant, maintenant, et après) occupent la même surface, la même image.
Sans doute le défi vient du fait que la « continuité », au sens le plus large du terme, doit être réinventée.
12. Le médium
Les années 1960, 1970 et 1980 se sont interrogées sur la question des médiums : le cinéma d’abord, la vidéo ensuite. Les artistes à cette époque, en découvrant ces médiums, ont décliné tous les paramètres d’analyse critique qui leurs sont propres. Dans les années 2000, ton travail a réactivé la question du médium : le médium digital. Ton travail active en effet la réflexion sur l’apport du digital, ses possibilités esthétiques. Plus précisément, tes œuvres se situent à la frontière entre l’analogique et le digital. Le tournage qui peut encore sembler traditionnel (caméra, décor, acteurs, plan) laisse place ensuite à un travail au sein de l’image, loin du montage des plans l’un après l’autre. La composition pixellisée de l’image permet une manipulation de l’image au pixel près, à savoir le plus petit commun dénominateur de cette image. Penses-tu qu’une nouvelle école, une nouvelle tendance, une nouvelle esthétique naît de l’usage critique du médium digital?
En lisant des textes critiques sur la production vidéo contemporaine, j’ai remarqué deux approches différentes au médium : la première considère que ses racines sont le signal vidéo et l’autre attribue des qualités monumentales-architecturales à la surface de la projection. Tandis que la forme plus ancienne de la vidéo-comme-signal glisse vers celle du « pixel », les artistes comme moi, pensent à la projection numérique en termes de centimètres carrés, et non plus seulement en terme de signal vidéo/télévision.
Toute personne qui visite mon studio se rend très vite compte du fait que je regarde chaque recoin, même chaque pixel de l’image, et quand elle est projetée, chaque centimètre. Je regarde les images en mouvement avec le corps d’un appareil statique, et je regarde la photographie avec les contingences du mouvement, afin de trouver le moment qui évoluera de lui même, étant suspendu dans le temps.
La vidéo production tend vers une véritable picturalité. Bien que je ne voie pas ceci comme une continuité de l’histoire de la peinture qui a un âge et une maturité qui sont presque trop définis, certains défenseurs traditionnels aimeraient voir la même chose arriver à l’art vidéo et par conséquent, l’handicaper. Heureusement, le médium numérique est impur et incertain, tiré dans toutes les directions et utilisé pour toute sorte d’application. Tant mieux pour les artistes!
En termes sculpturaux je suis motivé par la terrible platitude de l’image statique et en mouvement. Les petites mais signifiantes interventions audiovisuelles que je fais demandent un espace d’exposition, excluant souvent ainsi la possibilité pour la distribution classique. Je ne suis pas un amateur de la vidéo-sculpture dans le sens traditionnel, j’essaie plutôt de donner un sens sculptural à cette terrible plalitude.
La nostalgie qui accompagne la transition graduelle du film analogue vers le digital révèle l’importance excessive accordée aux différences technologiques parmi lesquelles la disparition du film analogue est considérée comme une perte. J’aurais tendance à dire que le temps que vous passez à regarder est le seul élément « analogique » et pas la vieille pellicule. Après tout, le temps qu’on passe à regarder un film, n’est-il pas le même temps que celui de nos vies? La coûteuse production hollywoodienne d’aujourd’hui montre un désir pour une illusion de liberté physique et l’apesanteur (la caméra qui fait des mouvements extraordinaires).
13. Le digital
Chaque pixel de tes images retient ton attention et est travaillé afin de donner un sens à l’ensemble de la composition. Que penses-tu de l’invention du digital qui a pris une telle place importante dans ta création?
Je crois que l’invention du digital a été nourrie du désir d’être capable d’archiver l’histoire. Et que cette histoire est aussi celle de la modernité dont les origines coïncident avec l’invention de la photographie. Et, paradoxalement, le digital est aussi une façon de se séparer de l’histoire, la laissant partir en morceaux. Le désir de digital est ambigu : d’une part il permet un accès rapide à l’image, à l’information, d’autre part il encourage leur disparition.
14. Les œuvres de l’exposibon
Il me parait important que tu parles de ton intention à la base de la conception des principales œuvres exposées.
14.1. Shadow Piece
En partant de ma collection d’archives de photographies anonymes, je cherchais une image de modernité qui aurait une composition très équilibrée. J’ai retouché quelques détails de cette image et l’ai divisée en deux : la partie supérieur et la partie inférieure. Je n’ai pas touché à la partie inférieure mais seulement à l’autre partie. En effet j’ai filmé des personnages dans mon studio afin d’insérer ces plans dans la partie supérieure. Le résultat de cette manipulation au premier degré est que vous voyez des personnages en train d’essayer d’entrer dans un bâtiment en verre entièrement transparent (mais aussi dans une photographie ancienne). Mais en fait les seuls objets qui arrivent à entrer sont leurs ombres. Au niveau du sens, le spectateur est proche non pas des éléments narratifs et en mouvement de cette installation, mais de la partie immobile, la partie basse. Placée à l’entrée de l’exposition, Shadow Piece a une place symbolique car elle accueille le spectateur dès le début.
14.2. Bordeaux Piece
Le spectateur ne remarque pas immédiatement Bordeaux Piece car cette œuvre est cachée derrière son écran. Cette installation est en fait un long film de 14 heures, réalisé à partir de 70 courts métrages qui ressemblent les uns aux autres. Ce qu’ils ont en commun est que les acteurs répètent les mêmes dialogues comme lors d’un marathon essayant de conserver la même qualité de jeu. Cependant durant le passage des heures, la qualité de ce jeu évolue. Néanmoins le sens principal de Bordeaux Piece ne porte pas sur la qualité du jeu, ni sur la narration, mais sur la composition, sur l’étude de la lumière au sein de cette narration.
Si vous restez durant quelques scènes en face de Bordeaux Piece vous remarquez qu’il y a une atmosphère qui s’installe. Et cette atmosphère relève du temps réel. Chaque séquence de cette pièce a été filmée 10 minutes plus tard, suivant scrupuleusement l’évolution du soleil. Ainsi, la lumière du soleil évolue lentement et forme les caractéristiques de l’œuvre mais aussi la température de la couleur. Essentiellement Bordeaux Piece est une « œuvre impressionniste » qui utilise l’interface traditionnelle de la fiction. J’ai opté pour cette utilisation banale du film car c’était la seule façon de maintenir de spectateur sur son siège durant au moins 10 minutes et créer un certain désenchantement. L’histoire s’épuise elle-même pendant que le fond, le décor, n’arrête pas de se modifier. La nature en toile de fond devient l’élément principal de l’installation, supplantant de loin la narrativité.
Le son de cette pièce comporte deux éléments. Ainsi, un spectateur qui désire rester peut mettre les écouteurs afin de s’isoler comme dans une salle de cinéma. Alors que le spectateur flâneur capte le son émis par des hauts parleurs dans la salle. Cette deuxième bande sonore émet des bruits d’oiseaux, de la campagne environnante. Je trouve intéressant que, dans une exposition présentant plusieurs pièces, ce soit le son de la nature qui l’emporte.
14.3. The Stack
The Stack est difficile à percevoir dans l’espace car c’est une œuvre très discrète. Il s’agit d’un coucher de soleil entre des piliers d’une autoroute américaine, trouvé au Texas. Il n’a pas été facile de repérer cette composition que j’avais à l’esprit avant de commencer. Il me fallait une constellation de ponts que le soleil frôle en arrière plan. Mais il fallait aussi que le soleil touche frontalement l’objectif de la caméra. La vidéo d’une durée de 36 minutes montre la fin du coucher de soleil. Mais ce qui n’est visible que durant 1 minute et demi est le vrai sujet de l’image : un homme couché à l’avant-plan. Durant une glorieuse minute et demi, le soleil touche cet homme dormant à même le sol. Après quoi, le soleil disparaît derrière les piliers.
J’ai tenté d’utiliser un sujet problématique en peinture, le clochard, un homme rejeté par la société, confronté à la neutralité du temps qui passe. Néanmoins, le moment où le soleil le touche n’est pas assez glorieux que pour en faire un véritable sujet. Ma question est la suivante : comment le passage du temps et une lecture de l’histoire travaillent ils ensemble?
14.4. Sections of a Happy Moment
Les éléments de ton entretien ont été repris par Raymond Bellour et Françoise Parfait dans leurs textes respectifs.
14.5. Long Goodbye
Dans cette œuvre, deux différents enregistrements sont collés ensemble. Une femme sortant d’une maison est filmée au ralenti jusqu’au moment où elle fait un signe à la caméra, et que subitement l’enregistrement s’accélère. Huit heures de tournage sont réduits à six minutes de projection montrant les ombres, les feuillages des arbres en accéléré, jusqu’à la tombée de la nuit et le noir total. Long Goodbye est une pièce très subjective confrontant une accélération et une décélération.
David Claerbout ©2024